L’intelligence collective des groupes

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Il est admis depuis longtemps que les animaux en groupe manifestent des comportements collectifs qui permet de comparer ces groupes à des organismes individuels. On parle alors – sans nécessairement bien définir ce term- de « comportements intelligents ». Les exemples les plus souvent cités concernent les bancs de poissons, les vols d’oiseaux, les meutes de mammifères, mais aussi les essaims d’abeilles, les nuages de sauterelles et, plus récemment étudiés, les réseaux de bactéries et de cellules, notamment au sein des organismes supérieurs.

Tous ces groupes forment des systèmes réputés complexes, c’est-à-dire, dans une acception commune de ce terme, des systèmes dont les comportements globaux, dits émergents, ne peuvent être une simple addition de ceux de leurs composants. Qui dit système complexe dit aussi, dans ce domaine, systèmes mal étudiés, car il est très difficile d’observer dans le détail de tels groupes, sauf d’une façon très superficielle.
Cependant, certains biologistes se sont attachés récemment à cette tâche.
Ils ont développés des outils d’analyse mêlant étroitement les simulations numériques et graphiques sur ordinateur, avec l’observation, soit sur le terrain, soit en laboratoire dans des conditions aussi proches que possible de celles régnant dans la nature.Ces recherches sont par ailleurs de plus en plus interdisciplinaires. Elles ont tout à y gagner car elles montrent alors une étonnante convergence entre les comportements d’intelligence collective dans les différents domaines.
Les groupes humains (foules), réputées dans l’opinion commune pour leur simplisme et leur brutalité, manifestent les mêmes convergences que celles, à l’autre échelle du vivant, des bactéries. Il en est de même du comportement des neurones, notamment dans les cortex associatifs des cerveaux humains. Certains scientifiques considèrent que la conscience, phénomène encore mal élucidé, pourrait émerger des comportements « intelligents » des neurones individuels coopérant pour former des groupes, sur des modes peu différents de ce que l’on observe dans les groupes d’animaux.

Iain Couzin, professeur de biologie à Princeton, consacre sa carrière à ces thèmes. Il l’a inauguré en s’efforçant d’étudier les vols de sauterelles en Afrique, dont on avait remarqué depuis longtemps l’intelligence quasi humaine pour dépouiller le plus vite possible les territoires de toutes les ressources alimentaires dont ils disposent.
Ses domaines de recherche concernent aujourd’hui l’étude des coûts et bénéfices que rencontre l’individu quand il s’agrège à un groupe, le transfert d’information au sein du groupe, le processus de décision utilisé par ce groupe, les mécanismes employés pour déterminer la locomotion et la synchronisation.

En ce qui concerne l’application de ces recherches aux humains, il s’intéresse particulièrement, dans le cadre d’une science souvent évoquée ici, la biomimétique, à la façon dont ces enseignements pourraient être transposés au fonctionnement de groupes de mini-robots, pour des applications civiles mais aussi – nul ne s’en étonnera – militaires.

Mettre en évidence les différences

Les études sur les groupes les avaient jusqu’à très récemment considéré i comme agrégeant des individus ayant acquis des règles simples de comportement, tels que garder une distance constante avec les autres pour éviter les collisions. Les choses sont en fait plus compliquées. Ainsi, selon Iain Couzin, au lieu de coopérer, les sauterelles en groupe développent en permanence des comportements d’endo-cannibalisme, Chacune essaye de dévorer ses voisines tout en évitant de l’être. Ce serait cette pulsion inattendue qui définirait finalement la plupart des comportements du nuage. On peut penser que ceci évite le surpeuplement et permet, les ressources une fois disparues, de laisser aux individus survivants, par définition les plus aptes, le soin d’attendre le retour de conditions extérieurs plus favorables et d’assurer ainsi la survie de l’espèce.

Pour aller plus loin dans cette approche, et l’étendre à d’autres groupes, il faut mettre en évidence les capacités d’intelligence de chaque individu isolé (bien plus grandes que l’on imagine le plus souvent) et comment ces capacités se conjuguent pour faire émerger des comportements collectifs qui ne sont pas forcément plus intelligents que ceux des individus, mais qui optimisent leurs effets en conséquence de la force apportée par l’exercice en commun.

Tous les groupes ne pratiquent pas nécessairement le cannibalisme. Dans chaque espèce, s’étant adaptée à des milieux très différents, les individus ont développé des formes d’intelligences individuelles spécifiques qui se conjuguent en intelligence collective elle-même spécifique – le tout participant à la lutte globale pour la survie qui est le moteur de l’évolution biologique.

De même, tous les groupes ne se caractérisent pas nécessairement par une égalité de statut entre les individus qui les composent. Certains groupes élisent des leaders. C’est le cas bien connu de certains oiseaux migrateurs. Chez les mammifères, les femelles accompagnées de leurs petits bénéficient de places privilégiées. Même chez les poissons, il semblerait que des leaders apparaissent dans les situations critiques. Ils ne sont pas nécessairement en tête du banc, mais leurs décisions s’imposent on ne sait pas encore trop comment au reste de la troupe.

Qui a commencé ?

Au cours de l’évolution, les capacités à l’intelligence collective sont-elles apparues d’abord chez les individus ou d’abord au sein des groupes ? On serait tenté de répondre qu’il s’est agi de mécanismes de co-évolution. Mais cette réponse est un peu facile. A priori, il semble que la vie en groupe, imposée par certaines conditions d’environnement, puisse développer chez les individus membres du groupe des dispositions à l’intelligence qui existaient sous forme génétique mais qui ne trouvaient pas à s’épanouir suffisamment. C’est le cas chez les humains où l’on sait que les enfants élevés hors d’un groupe ne peuvent mettre en valeur des aptitudes à l’intelligence pourtant existantes génétiquement chez eux comme chez tous les autres enfants.

Mais au niveau des groupes de bactéries ou cellules, qui en principe ne disposent pas de capacités très avancées à l’intelligence individuelle, ce serait le mécanisme de regroupement en réseau qui générerait une intelligence collective. On se trouverait alors face à un phénomène un peu semblable à celui que l’on découvre progressivement aujourd’hui, la capacité des cellules souches de développer, en fonction de leur implantation dans l’organisme, des comportements « intelligents » différenciés selon les organes, considérés eux-mêmes comme des groupes de cellules adultes spécialisés.

On pourrait penser qu’un tel mécanisme serait à l’origine des premiers organismes pluricellulaires. Les monocellulaires, voire de simples virus, auraient découvert par hasard l’intérêt qu’il y aurait à s’associer en se spécialisant. Ils auraient alors recruté de plus en plus de cellules disponibles pour de telles associations.

Ouvrir de plus en plus largement les yeux

Aujourd’hui, l’étude des phénomènes d’intelligence collective donne lieu à une littérature abondante. Il serait intéressant cependant d’éviter de retrouver des connaissances déjà acquises, simplement rajeunies par un changement de vocabulaire. Si l’on y réfléchit, on voit en effet que, notamment, l’ensemble des sciences sociales et humaines pourrait relever de cette approche.
Mais la vraie difficulté dans ce domaine consiste, comme nous l’avons indiqué en introduction, à identifier dans les groupes biologiques, végétaux inclus, des formes de comportements intelligents là ou le sens commun n’avait rien remarqué, avait évacué la question en invoquant la complexité ou bien s’était arrêté à des explications souvent empreintes d’un mysticisme millénaire.

Il est clair par exemple que si l’on voulait faire progresser la science des organismes intelligents artificiels ou les études sur la conscience au sein des groupes de neurones, il serait prioritaire de rechercher comment la nature, en trois milliards d’années d’évolution, avait spontanément découvert des solutions.
« Le monde réel est plus fascinant qu’il n’en a l’air » déclarent Iain Couzin et ses homologues

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